Réfléxions autour des compromis et des compromis pourris
Certains livres sont à lire ou relire au bon moment. L’ouvrage d’Avishai Margalit (1) publié en 2010, On Compromise and Rotten Compromises (Princeton University Press) peut nous inspirer sur les fondements de notre action concernant :
– la Guerre de la Russie en Ukraine et comment nous devons y mettre fin,
– Notre attitude vis-à-vis de la Chine, qui pourrait être partie prenante d’une solution négociée de la guerre,
– le positionnement de l’entreprise dans la nouvelle donne géopolitique actuelle.
(1)Avishai Margalit est un philosophe et universitaire israélien né en 1939. Il est l’auteur de travaux de philosophie politique et de philosophie du langage.
Résumé
- Publié en 2010 dans sa version originale en anglais (1), cet ouvrage tente de réconcilier la recherche de la paix et de la justice.
- On pense communément que la paix ne peut se faire qu’aux dépens de la justice, comme si elles devaient se concurrencer. L’auteur pense qu’elles sont plutôt deux biens complémentaires.
- Il définit un « compromis pourri » comme le maintien d’un régime d’humiliation, de cruauté et la négation de la dignité humaine.
- Avishai Margalit veut rendre compte des compromis possibles conduisant tragiquement à la guerre, conclus pendant la guerre et dans la sortie de guerre (jus ad bellum – jus in bello – jus post bellum). Il analyse aussi bien la rationalité des régimes non démocratiques que démocratiques, et même davantage ces derniers car, dit-il, il faut s’attarder sur les causes de nos faiblesses et de notre « passivité ».
- Ce livre constitue pour nous, membres de sociétés ouvertes, un petit guide axiologique et de prévention des risques, une antidote aux compromis pourris.
(1) Nous nous référons à cette version en anglais dans ce texte. Nous avons gardé ses titres, sous-titres, certains termes et formulations. Quelques passages ont été traduits librement en français.
Deux facettes du compromis politique
Two pictures of political compromise: Appeasement – My concerns – Two pictures – Forbidden trade-off between Scarcity and sacredness – What should money not buy ?- The Libertarian and the Cynic view of what is rotten – Two observations – a very short summary)
Selon l’auteur, l’idée même de compromis politique est prisonnière de deux conceptions de la politique : la politique vue sous le prisme économique, où tout peut être négocié, et la politique vue comme une religion ou comme le domaine du sacré (ou saint : « the Holy ») où rien n’est négociable. L’économie comme fondement de la vie politique fait qu’un compromis est toujours possible car tout est quantifiable, dénombrable et échangeable.
Commentaire : sa critique des sociétés capitalistes est acerbe. Elle éclaire une des raisons pour lesquelles la Chine a développé un sentiment de supériorité morale vis-à-vis de l’Occident. Embrassant l’économie comme un dogme absolu où tout peut s’acheter et se vendre, il pêche par avidité (et non par naïveté). Il est surtout capable de tous les compromis.
Une diversité des compromis
Varieties of compromiseSanguine compromise : Recognition – Sanguine Compromise :Giving up on a dream – more Features of Sanguine Compromise, mutual concessions, deadlock, Noncoercion – Was the Great Compromise a rotten compromise? (Slavery) – Crimes against humanity
Dans ce chapitre, A. Margalit brosse un tableau des différents types de compromis, et des compromis pourris qui se nicheraient parmi eux. Les accords permettant la continuation d’un régime sous le règne de l’inhumanité et la cruauté sont pour lui les marqueurs essentiels d’un compromis pourri.
Commentaire : les grandes utopies peuvent faire basculer un pays tout entier dans un régime d’exception et du sacré (the Holy) qui ne peut revenir en arrière sous peine de briser la promesse faite. Le « rêve chinois », introduit en novembre 2012 par le nouvel exécutif issu du 18ème Congrès du parti communiste chinois emmené par Xi Jinping a constitué une étape importante du processus de sacralisation du pouvoir et de l’exercice du pouvoir en Chine. C’est probablement un des facteurs explicatifs du durcissement du régime, de moins en moins enclin à la moindre concession, au moindre compromis.
Faire des compromis pour la paix
Compromising for PeaceRoad map – The Holy and the Irredentism – The Psychology of the Holy – Revolutionnary tactical Retreat – Compromise as truce – Justification of Peace – When peace trumps justice – Justice and stability.
Ici, l’auteur nous rapproche de l’actualité et du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Une politique sainte (of the Holy) est l’art de l’impossible, indique-t-il. Elle rend les compromis intenables dans la durée : « La politique du Sacré (ou de ce qui est saint) peut inclure la cessation de la violence mais jamais la cessation de l’attente de la violence. Ainsi, la politique du sacré est intrinsèquement irrédentiste » (The Politics of the Holy may include cessation of violence but never cessation of the expectation of violence. Thus the politics of the Holy is inherently irredentist”).
A.Margalit rappelle qu’en plus de l’état de guerre et de paix, un troisième type d’état s’impose souvent dans les traités, au détriment de ce que Emmanuel Kant appelait la paix perpétuelle : la trêve (the truce). La trêve est suspension de la guerre, une paix provisoire. Même si la politique du sacré peut accepter la trêve, elle la considère pour ce qu’elle est : une suspension tactique des hostilités.
S’il y a une forte présomption en faveur de la paix, c’est qu’elle représente la négation de la violence de masse: c’est l’usage de la violence qui appelle à justification, pas son absence. Dans de rares occasions, la charge de la preuve est sur ceux qui ne plaident pas pour la guerre (Hitlérisme). Dans ces cas-là, les pays qui restent neutres doivent expliquer leur position.
Commentaire : Sommes-nous aujourd’hui dans ce cas de figure ? Si oui, quel prix pour la justice sommes-nous prêts à payer en cas de paix Carthaginoise, comme le traité de Versailles est réputé avoir été. Le résultat serait non seulement injuste mais aussi instable.
Le parallèle avec la guerre Russo-Ukrainienne vient immédiatement lorsque A. Margalit met en scène une guerre imaginée entre l’Etat des « Over-dogs » contre celui des « Under-dogs » : « One generation over, the predator state Over-Dog attacked, without any moral justification, the state of Under-Dog. Over-Dogs conquered two provinces of Under-Dog : Bread and Butter….”
Pour éviter une guerre qu’il pourrait remporter mais très coûteuse pour lui, et éviter que les Under-Dogs remportent celle de l’opinion publique mondiale, Over-Dog est disposé à proposer un compromis, autour de plusieurs formules possibles. L’une d’elles amènerait les Under-Dogs à choisir entre promettre ce qu’ils ne peuvent pas promettre ou tenir leur promesse mais abandonner tout espoir de regagner l’une des deux provinces déchues, Butter.
Pour les « Under-Dogs » le moindre mal (lesser evil ) serait de briser la promesse faite à Over-Dogs et non de rompre avec leur histoire et leur peuple de la province de Butter. Mais les « Over-Dogs » arriveraient à pareille conclusion aussi. La paix signée par les « Under-Dogs » ne peut qu’être que trêve. Les Over-Dogs veulent-ils une paix durable ? Non plus car chez eux c’est la politique du sacré (du Holy) qui prédomine. Elle ne peut supporter le compromis.
Les scenarios de cette guerre imaginaire entre les Over-Dogs et les Under-Dogs semblent se jouer aujourd’hui entre la Russie et l’Ukraine. D’un côté, une guerre en passe de devenir une guerre sainte et, de l’autre, une guerre pour la survie d’un peuple déjà meurtri par neuf ans d’occupation ennemie.
Compromis et nécessité politique
Compromise and Political necessityThe problem – Necessity and coercion – A meaty Example – Operation Keelhaul – A plea of necessity – Rotten Compromises and Expressive Politics – Come What May – Second Best and Compromise – Where Come what may comes from – Instead of Conclusion.
Un cas école de compromis pourri sont les accords issus de la Conférence de Yalta, qui s’est tenue du 4 au 11 février 1945. L’auteur le distingue du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919. Il l’explique ainsi : Versailles est moins un traité entre la France et l’Allemagne qu’un traité avec les Etats-Unis d’Amérique et les Britanniques au sujet de l’Allemagne. Même si son article 231 qui attribue la seule responsabilité de la guerre à l’Allemagne débouchera sur l’humiliation des réparations forte de conséquences, le traité en soi ne crée ni ne perpétue un régime de cruauté et d’oppression envers le peuple Allemand.
En revanche, les négociations durant la guerre aboutirent à la conférence de Yalta, tournée vers l’après-guerre. Les accords débouchèrent sur l’annexion de l’Europe de l’Est par Moscou, bien qu’elle fut non écrite dans le texte de l’accord, tout comme ne le furent les modalités du rapatriement d’au moins 2 millions de prisonniers de guerre rendus à Staline (qui les enverra en camp de travail). Mais dès 1943 et la conférence de Téhéran, l’issue de la guerre ne faisait aucun doute, l’Armée rouge occupait déjà le terrain européen. L’Allemagne allait perdre, ce n’était qu’une question de temps, et les vainqueurs se distribueraient leurs zones d’influences. Yalta n’a pas créé cette situation, elle l’acta.
Dans la hiérarchie des compromis pourris, Yalta ne constitue pas le sommet. Selon l’auteur, le compromis atteint à Yalta procédait d’une politique « expressive », c’est-à-dire qu’elle rendait compte d’une situation sans pouvoir l’affecter, ou alors à la marge, tandis que Munich participait d’une politique « effective », qui pouvait changer le cours des événements car, en 1938, les jeux n’étaient pas faits et Hitler pouvait encore être stoppé. C’est peut-être pour cette raison et cette distinction, que Yalta n’a jamais été perçue comme Munich l’a été.
Commentaire : Selon A.Margalit, en bas de l’échelle, le traité de Versailles n’est pas un compromis pourri. Il n’est pas un « un cafard dans la soupe » (a cockroach in the soup) qui l’aurait disqualifié comme soupe, mais plutôt « un cheveu dans la soupe » (a fly in the ointment), une ombre au tableau. Serait-ce le spectre de l’Article 231 du traité de Versailles qui fait craindre certains Etats d’une confrontation directe avec la Russie dans un futur proche si elle se sentait humiliée par un accord consacrant trop durement sa défaite ?
Moralité des compromis pourris
The Morality o f Rotten Compromises: Dirty-hands Between Ethics and Morality – Not in our name – Compromise between the Prescriptive and the Normative – Urgency and Emergency – Morality and Abnormality – Civil War and Rotten Compromise – Security as Justification or Excuse -The Tragic Choice Between Moral and Ethical Conflict – Wrapping Up
A.Margalit débute ce nouveau chapitre en dressant la distinction fondamentale entre éthique et morale. Il la tire de son ouvrage de 2002, Ethics of Memory. Selon lui, l’éthique gèrerait nos relations intenses, étroites (ou épaisses, thick) tandis que la morale gèrerait nos relations lâches ( ou minces, thin), distantes : « une société peut en principe être éthique et immorale : dans une telle société, les relations étroites sont une force contraignante, et le sentiment d’humanité partagée une force très faible. C’est un cas typique de tribalisme” (« a society can in principle be ethical and immoral: such a society finds close relations a binding force, and the sense of shared humanity a very weak force. This is a typical case of tribalism”).
Pour les Tribalistes, l’important est de défendre la communauté, qui se confond avec l’intérêt collectif. Le désintéressement de leurs membres leur donne l’impression d’appartenir à un ordre moral puisqu’ils assimilent la moralité à leur détachement individuel.
Mais ils ne voient rien à redire à ce que leur leader signe un compromis pourri au détriment d’ une patrie tierce, du moment qu’il fasse avancer l’intérêt de leur groupe. A. Margalit poursuit cette illustration du tribalisme en le considérant possiblement duplicable partout sur la planète et pas seulement dans les contrées lointaines aux sociétés tribales barbues (bearded tribal societies), mais aussi plus proche de nous dans des sociétés où les hommes se rasent de près (clean-shaven).
A l’opposé, se dresse l’attitude morale caractérisée par la formule « pas en notre nom » (not in our name) : nous refusons d’accomplir de viles actions perpétrées par des mains sales en notre nom. « Pas en notre nom » est une façon de se désolidariser du groupe aux mains sales. Pour l’auteur, les deux modèles les plus courants de tribalisme sont la famille et les amis.
Une tension entre éthique et moralité peut apparaître sous la forme d’un choix tragique, aux dépens de l’un ou de l’autre. Choisir l’humanité contre le groupe, et ce dernier vous bannit ; préférez le groupe au genre humain et vous vous excluez de la communauté des hommes.
Abordant la question des justifications, la « sécurité est une excuse paresseuse » (Security is a lazy placeholder) pour l’auteur car elle invoque souvent l’argument de l’auto-défense. Or, si elle se justifie pour sauver sa vie, ce n’est plus le cas si elle utilise une tierce personne comme bouclier. L’usage des boucliers humains ne couvre pas le champ de la self-defense, pas plus que la recherche d’Etats tampons pour se percevoir plus en sécurité. Les Etats sous la « protection » sécuritaire d’un plus fort sont en réalité sous leur influence et zone d’influence, aux dépens de leur souveraineté.
Sectarisme et compromis
Sectarism and Compromise: Once again : The economic Picture vs. the Religious Picture of Politics – Attitude to numbers – Narcissism of Minor Differences – Manichaeism – Purity and Corruption – Sect and Secret – Sectarism and sectorialism – A Sectarian War – Some Recent Lessons: Fraternal war – The other Pole: The liberal Mind and the Mind of a social Democrat –
Ici A. Margalit reprend la distinction faite en chapitre précédent entre la politique vue comme religion et la politique vue selon un prisme économique. Chacun de nous oscille entre ces deux visions, en fonction des circonstances. Poussée à l’extrême, la politique vue comme religion est répandue chez les personnes sectaires – qui ne sont pas toutes « religieuses » – c’est une disposition d’esprit qui conçoit tout compromis comme compromis pourri.
Les Sectaires pensent que l’hérésie d’aujourd’hui est l’orthodoxie de demain. Cela arrivera par des conversions massives, pas par des compromis boiteux. Pour eux c’est « either-or », il n’y a pas d’entre deux.
Les sectaires sont généralement manichéens. Et avec cela va l’obsession de la pureté. Les sectaires sont en faveur des purges et de séparer ce qui est pure de ce qui est impur, ou corrompu. Pour eux, le monde matériel est corrompu tandis que le monde spirituel est éternel et ne pourrît jamais. Mais même s’ils sont de fervents partisans de la pureté, ils ne prêchent pas pour la transparence et pour deux raisons premières. Les sectes ou assimilées ont souvent été persécutées dans l’histoire, elles entretiennent ce sentiment de persécution, une mentalité de forteresse assiégée. Nombreuses sont celles qui ont adopté la dissimulation comme mode de protection et de survie : « Partout, les sectaires accusent l’orthodoxie d’être une hypocrisie organisée. Pourtant, ils sont eux-mêmes contraints de dissimuler leurs propres croyances et pratiques, attirant ainsi sur leurs propres membres l’accusation d’hypocrisie » (« Sectarians everywhere accuse orthodoxy of being organized hypocrisy, yet they themselves are forced to conceal their own beliefs and practices, thereby drawing upon their own members the accusation of hypocrisy »).
Ensuite, l’inclination qu’on les personnes sectaires à l’ésotérisme. Pour elles, ce qui est apparent n’est rien et tout ce qui importe est caché. La vérité est bien cachée en profondeur, jamais à la surface des choses. Trait après trait, l’esquisse prend forme. Un portrait-robot se dessine. Chacun y verra le sien :
« Ces tendances ésotériques conduisent également les sectaires non seulement à l’élitisme mais aussi à la hiérarchie – on ne peut pas faire confiance à tout le monde pour la lecture secrète, pas même aux membres de la secte qui sont, pour l’instant, non-initiés. Plus la secte est secrète, plus on peut s’attendre à ce qu’elle soit hiérarchisée, et donc moins démocratique. Les nouveaux venus ne se voient jamais confier les secrets les plus profonds. Les membres de la secte sont mis au courant des secrets par degré. Le degré d’accès aux secrets dépend du rang du membre dans la hiérarchie (…) L’ésotérisme sectaire soutient généralement que la vérité du monde est cachée intentionnellement. Le monde est gouverné par une grande conspiration. Les sectaires croient qu’ils ont décodé un schéma rédempteur leur permettant de vaincre les conspirations maléfiques basées sur des accords secrets entre des forces maléfiques qui empêchent le monde d’être dirigé de manière juste. Les sectaires, qui croient avoir décodé un schéma rédempteur de lois historiques, croient également que ceux qui se trouvent du mauvais côté du schéma rédempteur, les perdants du progrès historique, feront tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher la marche de l’histoire, et conspireront constamment contre les forces du progrès. Les conspirateurs dirigent le monde maintenant – pas dans le futur. Tout compromis avec l’ordre existant équivaut à collaborer avec les forces qui sont du mauvais côté de l’histoire. (…). En effet, la transparence est un obstacle à la conclusion d’accords louches et minables. Plus important encore, elle rend plus difficile la signature d’accords pourris. Les accords secrets, ou les addenda secrets aux accords ouverts, sont généralement l’endroit où les choses sales conjurent leurs méfaits. Même les régimes qui ne sont pas à l’écoute de l’opinion publique, comme l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, avaient besoin d’un protocole secret inclus dans leurs accords Molotov-Ribbentrop, et pendant des années et des années, l’Union soviétique a nié l’existence d’un tel protocole. » (PP160-161).
Commentaire : la justesse et la concision avec lesquelles est décrite la logique sectaire confère à la démonstration une portée quasi-universelle, bien que l’auteur eût probablement à l’esprit des exemples issus de la région du Levant. Un compromis ne peut être conclu sous la coercition ou, si coercition il y a, ce n’est pas un compromis. Cette assertion peut renvoyer aujourd’hui à la conception singulière que la Chine a développée de la coopération avec ses partenaires internationaux. Fondée sur la recherche d’un déséquilibre d’ordre psychologique, le partenaire est amené à des concessions successives de plein gré – le basculement volontaire, ce queA. Margalit appelle les « conversions » – ou par un jeu de pressions lorsqu’il est réticent à céder.
Les Sectaires poursuit l’auteur, sont prompts à utiliser cette faille béante des Libéraux : la volonté de départ de faire des accommodations par manque de conviction. Le libéral est alors une «brebis déguisée en brebis » (a sheep in sheep’s clothing). Pour ce qui concerne les Libéraux qui se comporteraient différemment, les Sectaires usent d’une autre méthode : ils les présentent comme ceux qui promeuvent de manière subversive l’esprit de compromis afin d’imposer leur doctrine d’un espace public neutre, un espace dans lequel il n’y a pas de place pour le concept du bien, et en particulier pas de place pour les idées religieuses de la bonne vie. Le Libéral devient alors à leurs yeux « un loup sectaire déguisé en brebis » (a secular sectarian wolf in sheep’s clothing).
Entre le mal et le mal radical
Between Evil and Radical Evil: Churchill’s Judment – The Devil Accountant – The Nature of the Victims – The Moral Status of Fellow Travellers – Attack on Morality itself – Was Stalinism Radical Evil? – The Withering Away of Morality -In The Name of Future Humanity
La démonstration finale de l’auteur est celle du moindre mal dans la hiérarchie de la terreur et des compromis pourris. Il faut la replacer dans son contexte propre dont il tire des exemples historiques spécifiques. Nous ne la commenterons pas.
Faut-il condamner un homme, un groupe d’hommes ou le système qui les ont maintenus dans l’exercice de la terreur ? Et comment juger sans se juger soi-même si l’on admet avoir conclu des compromis au-delà de ce que l’on aurait dû accepter ? L’objectif est, bien sûr, de ne pas se mettre en pareille situation.
Quelques éléments de réflexion à emporter
Sommes-nous (toujours) capables de compromise pourris ? Les nombreuses questions que soulève l’auteur dans cet ouvrage, rédigé il y a maintenant une quinzaine d’années, sont d’une actualité brûlante. Pour autant, si elles nous permettent de rendre compte des enjeux, il nous faut inventer instamment un tout autre cadre conceptuel et pratique. Aussi, le traité de Versailles, les conférences de Téhéran, Yalta et Postdam, ou les mémorandums (de Budapest, 1994…) et les traités (Dayton, 1995…) qui ont suivi ne peuvent servir d’exemples, en l’occurrence à ne pas suivre. Nous avons bien sûr changé d’époque. Mais, plus fondamentalement, que les hommes soient encore capables des mêmes crimes contre l’humanité au nom de nouveaux sinistres desseins doit nous interroger sur la nature des forces nécessaires pour revenir à un équilibre stratégique en Europe et dans le monde.
Grammaire et langage. Une nouvelle « grammaire » des relations internationales semble insuffisante pour remplir cette tâche. Trop d’Etats et d’organisations s’en affranchiraient. Eux ne pensent que force du langage, le leur, et tant pis s’il est pauvre grammaticalement.
L’OTAN qui murmure aux oreilles de l’Ukraine. Le document appelé Kiev Security Compact, proposé au mois de septembre dernier par l’ancien secrétaire général de l’OTAN, M. Anders Fogh Rasmussen et M. Andrii Yermak, chef de cabinet du président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, nous donne un aperçu des garanties que pourrait avancer une coalition d’Etats volontaires (coalition of the willing) pour un véritable régime de protection de l’Ukraine, d’ordre militaire, diplomatique, économique.
Une paix juste… Nous avons théorisé sur la Guerre juste en temps de Paix (Michael Walzer, Guerres justes et injustes, 1977, puis 1999). Nous devons désormais théoriser sur la paix juste en temps de guerre. Mais peut-on imaginer une paix juste qui soit fondée sur autre chose que la défaite pleine et entière de l’agresseur ?
…Ou belliqueuse. Dans une autre configuration, une paix larvée, armée ou belliqueuse, conduirait à une trêve sans fin, une sorte de « drôle de guerre froide » durable entre deux blocs antagonistes, constitués à la hâte et se neutralisant l’un l’autre autour d’une Ukraine surarmée. Kiev deviendrait l’œil du cyclone où les vents seraient nuls ou faibles mais puissants voire dévastateur en sa périphérie, c’est-à-dire dans l’Europe entière. D’autres vents violents pourraient se lever plus à l’Est.
Que fait la Chine ? La Chine se voit l’un des murs de l’œil du cyclone Ukraine, à l’est, enjambant la Russie dans une Eurasie qu’elle rêve d’apprivoiser. Participera-t-elle à l’alimenter ou le faire perdre en intensité ? Nous verrons si son ultime but est le maintien du statut quo ou la subjugation de l’ordre international. Aujourd’hui, elle est à la fois spectatrice d’un conflit qu’elle considère comme périphérique, et agissante pour montrer sa supériorité dans le solutionnement de tous les « points chauds » géopolitiques du moment. La Chine démontre qu’elle fait, une fois de plus, de l’opportunisme – plus exactement du potentiel de situation – un élément central de sa doctrine stratégique.
Vers une redéfinition de l’éthique d’entreprise. Mutualisant les risques et co-gérant la conformité avec son écosystème de parties prenantes (fournisseurs, clients, prestataires…), l’entreprise européenne est déjà amenée à développer une « éthique étendue » et non plus une éthique d’entreprise applicable à la seule conduite des affaires. Devenant par subsidiarité la pointe de flèche de l’Etat, et sous la pression de la société tout entière en quête de sens, quel sera son nouveau terrain de jeu stabilisé ?
Et pendant ce temps…tous les autres sujets poursuivent leur cheminement en souhaitant contourner l’écueil de la guerre. Le langage du monde économique laisse à penser qu’il sera à même de le circonvenir. Sans doute mais dans combien de temps ? Le double défi climatique et écologique s’avèrera-t-il à ce point fédérateur et puissant qu’il fera taire les canons ou, au contraire, ne réduira-t-il pas le temps de leur rechargement dans une course effrenée aux logiques régionales, nationales et, in fine, tribales ?