Ou De l’engagement en géopolitique
- Depuis le retour annoncé de la géopolitique, on la voit partout. Expliquer le monde d’hier d’aujourd’hui et de demain est devenu une nouvelle mode en ville.
- Or, la géopolitique fait l’objet d’un regrettable malentendu qu’il faut commencer à dissiper. Elle tend à être exploitée par une élite sachante, mais sans boussole.
- Or, elle appartient à tous et doit être investie par des femmes et des hommes « géo-politiques ».
- Dans la nouvelle donne géopolitique actuelle, l’entreprise peut-elle s’engager plus qu’elle ne le fait sans se fragiliser ou se dévoyer ?
Le double piège de la géopolitique
A force de souligner son importance, la géopolitique passe de devenir une science à part entière, réservée à un petit nombre d’experts ou sachants. Mais quel est le but de se spécialiser en géopolitique ? Quelle est sa finalité ?
Imaginons monsieur ou madame Durant, fonctionnaire de mairie d’une ville moyenne, chargé(e) de l’Etat civil. Il ou elle n’a pas de connaissance particulière en géopolitique qui ne lui sert pas dans son travail quotidien. Formez-la(e) un an à l’actualité internationale ou impliquez-la(e) dans un groupe de réflexion et de débat sur la géopolitique ou mieux, comme membre d’une « Convention Citoyenne pour la Géopolitique » à l’image de ce qui a été mis en place en 2020 sur le climat avec la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC).
Qu’est-ce qui différencie M. ou Mme Durant des spécialistes de la géopolitique ? Nombre d’observateurs, médias en tête, mais aussi des élus et ONG, avaient été agréablement surpris de constater la justesse de certaines propositions du CCC. Il est probable qu’ils le seraient tout autant des débats et travaux d’un « CCG » (G pour Géopolitique).
Est-ce à dire que nos conventionnés auraient atteint le niveau de connaissances de nos « experts » ? Probablement pas. Mais leur obligation de résultat aurait fait converger leurs réflexions vers un double objectif commun : engager la responsabilité et l’action de la France dans le monde. Elles auraient été guidées par deux aimants puissants, la défense de l’intérêt national et la faisabilité des propositions qui en résulteraient.
Or, ce mouvement de spécialisation en géopolitique s’est refermé comme un piège. Certains y ont vu qu’un nouveau champ d’expression et de performance sans autre but de creuser leur propre sillon. Leur mise sur le marché de la géopolitique n’a pu échapper au conformisme de l’analyse selon lequel « tout se vaut » (anything goes), fleurtant avec le cynisme et le relativisme.
Toute chose deviendrait ainsi « géopolitique » dès lors qu’on l’affuble d’une épithète thématique ou spatiale : la géopolitique des océans, du sport, ou du père Noël, repeignant à l’envie du moment cet intarissable concept.
Une telle approche de la connaissance – une connaissance inutile aurait probablement renchéri le regretté Jean-François Revel – s’observe tout particulièrement en France.
Quid d’un cousin de la géopolitique : l’ intelligence économique?
Un cousin de la géopolitique, l’intelligence économique, aurait pu connaître un même sort. Mais, à la différence de la géopolitique qui cherche toujours sa boussole, l’intelligence économique s’est rapidement ancrée dans le paysage stratégique national en France, au début des années 90, bien qu’elle soit un pur produit d’importation outre-Atlantique et outre-Manche. Sa nationalisation ne coulait pas de source précisément eu égard à ses origines (ce que peine encore à accomplir le domaine connexe de la gestion des risques et de la conformité dans l’entreprise).
Il n’est pas venu à l’idée des pionniers de l’intelligence économique à la Française d’en faire un fond de commerce indépendamment de son usage et de son utilité pour notre pays et ses entreprises. Autour des années 90, l’enjeu consistait à sortir nos fleurons industriels et plus largement nos élites d’une certaine forme de naïveté face à certains prédateurs extra-européens. On peut regretter aujourd’hui que l’ « IE » soit restée une discipline et non une fonction, et une cote mal taillée pour nombre d’entreprises, mais elle a su éviter le double piège du relativisme et du cynisme. Il n’échappera à personne que cette fonction dans l’entreprise consiste bien à défendre et à promouvoir ses intérêts stratégiques, et jamais en faire abstraction pour délivrer une érudition sans objet ni utilité opérationnelle.
Si l’on ne fait pas de l’IE contre ses intérêts et qu’on trouve même l’idée absurde voire choquante (1), pourquoi la géopolitique n’obéirait-elle pas à pareille loi ? Peut-être parce que la géopolitique est souvent comprise aujourd’hui comme une science, ce qu’elle n’est pas, et non comme un besoin, un besoin de compréhension qui doit mener à nous mobiliser pour progresser vers de meilleures options. Et, le progrès en géopolitique doit servir ses intérêts propres. Reste en premier lieu à choisir de s’ancrer dans une communauté de référence et de préférence.
(1)Il y a bien des brebis égarées dans les filiales françaises de grandes entreprises étrangères, mais ce phénomène reste marginal, ces dernières préférant confier cette tâche à des responsables « nationaux »…
Contre la « neutralité axiologique » en matière de géopolitique
Malgré nos efforts pour produire de la recherche et former des chercheurs travaillant sur des sujets pointus ou transversaux (en connexion avec l’économie, le droit, les sciences…), une certaine praxis de la géopolitique suit scrupuleusement l’adage selon lequel on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens.
En choisissant, par exemple, de mettre sur un même niveau et dos-à-dos la propagande de guerre Russe avec celle de l’Ukraine, voulant prouver que chacun se livre à un jeu de communication de même nature, l’analyse géopolitique réussit une contre-performance en ce qu’elle n’en ressort ni neutre ni objective. Comparer ainsi les forces et faiblesses des protagonistes comme on joue à un jeu de société soustrait le contexte (l’agresseur est bien russe) de l’exposé. La prétendue neutralité n’est que faciale. Elle exonère de produire des recommandations concrètes qui pourraient dévoiler les valeurs et les intérêts qu’elles servent réellement. L’acte géopolitique ainsi prescrit enfile la blouse blanche du scientifique à qui il est demandé de rester axiologiquement neutre pour une meilleure « objectivité » et distance par rapport à son objet d’étude.
Il n’y a pourtant aucune difficulté d’exprimer dans un travail à valeur scientifique ses préférences éthiques. C’est avant tout une question de méthodologie (et de mandat), par exemple en séparant bien l’analyse des faits avec ses implications politiques, économiques et sociales et les choix qui s’offrent à ceux qui doivent les prendre en compte à leur niveau.
Le droit, l’exemple à suivre ?
Le droit et la pratique du droit fournissent un exemple pratique de ce que peut et devrait être une démarche géopolitique incarnée. Le droit est un agent neutre lorsqu’il est le référentiel défini et accepté de tous dans une communauté donnée.
Les études de droit peuvent mener, en outre, au barreau, au conseil et à l’entreprise, en qualité de juriste. Les avocats et juristes sont formés au droit positif national et germano-latin européen qu’il convient d’appliquer et de faire respecter en France et dans l’UE. Il serait difficile pour un professionnel du droit dans l’espace européen de conduire des travaux et produire des recommandations sur une autre socle que celui sur lequel notre société s’est construite.
Un avocat de la défense défendra bec-et-ongle la présomption d’innocence de son client, même s’il est accusé d’un crime odieux, mais les principes même de présomption d’innocence et du droit à la défense sont inhérents à notre démocratie et au fonctionnement de notre système politique. Certaines puissances étrangères l’ont bien compris et tentent d’exploiter toute faille à leur avantage. Heureusement, notre justice est solidement ancrée, et nos institutions robustes. Lors de leurs études, nos hommes et femmes de loi ont été dotés d’une boussole éthique, un organe vital pour leur carrière…et pour leurs clients. Ils offrent une double garantie : celle d’un alignement le plus parfait possible entre la défense de la dignité et des intérêts de leurs clients avec une déontologie elle-même fondée sur un corpus de valeurs.
Pour une géopolitique incarnée par des hommes et des femmes géo-politiques
Dans un contexte d’extrême violence dans les relations internationales, la géopolitique peut-elle se passer d’une boussole éthique et morale ?
Une définition de la distinction entre éthique et morale nous est fournie par Avishai Margalit dans son ouvrage « Ethics and Memory », développée dans « Sur les compromis et les compromis pourris » dont nous rendons compte séparément.
Selon lui, l’éthique gère nos relations humaines directes et la morale nos relations humaines distantes. On développe une éthique au sein d’une communauté d’appartenance choisie (une entreprise, un groupe d’amis, une profession, une religion…) et l’on partage intensément une morale applicable à tous les hommes selon le principe du respect de la dignité humaine. Pour ce qui concerne l’éthique, elle se rattache à un collectif donné ; si celui-ci œuvre contre les intérêts de sa propre communauté nationale d’appartenance, il y a conflit. Conflit éthique, mais aussi potentiellement conflit d’intérêts (2).
En prétendant rester neutre en ces temps sombres et tragiques qui menacent notre cohésion nationale, une certaine pratique de la géopolitique a choisi en réalité de se désolidariser de sa communauté d’origine. Ses analyses nous éblouissent par leur virtuosité mais elles ne sont que commentaires désincarnés dépourvus centre de gravité, ce qui les rend potentiellement nocives car pouvant être récupérées et instrumentalisées notamment par ceux que l’on qualifiait d’ « idiots utiles » dont les performances hors-sol font le lit de nos adversaires, toujours en embuscade. Cette géopolitique posture devient problématique quand elle s’observe au sein de nos formations politiques censées toutes défendre l’intérêt supérieur de la nation, mais aussi incarner la France dans le monde.
Certains partis politiques français offrent une programmation essentiellement limitée à l’hexagone autour de quelques sujets, réduisant au maximum leur implication intellectuelle et leur exposition militante sur les sujets internationaux. Une des raisons à cela est évidente : ce faisant, ils mettraient à nue l’ambivalence de leur positionnement et la contradiction à vouloir diriger un pays comme la France, héritière des Lumières, avec la fragilité éthique et morale de leur engagement en politique. Leur logique tribale fait de l’accession au pouvoir une fin en soi et non un moyen de réaliser des objectifs supérieurs, au bénéfice de la communauté tout entière.
Nous trouvons parmi eux des géo-idéologues ou faux patriotes (3) et non des hommes et des femmes « géo-politiques » dont l’engagement et la vision doivent dépasser les Frontières de l’Hexagone pour mieux servir ses intérêts. La boussole intérieure géopolitique d’un peuple comme le peuple Français, élevé au lait démocratique, fonctionne à l’éthique. La reparamétrer à l’aune de projets au mieux corporatistes, au pire sectaires inspirés et manipulés depuis l’étranger est une forme de trahison quand on prétend œuvrer pour le bien commun national et communautaire européen. L’éthique est la source d’énergie d’inspiration vitale de tout démocrate, contrairement aux idées sacro-saintes de nos idéologues, pour lesquels il n’importe qu’elles soient bonnes ou mauvaises, pourvu qu’elles brillent et les fassent briller.
(2) Par exemple, la frange du parti Républicain regroupée autour de l'ex-Président D. Trump possède une "éhique tribale forte" qui nuit à la cohésion et aux intérêts nationaux américains. (3)Tribune de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), dans l’édition du journal Le Monde, daté du 10 octobre 2022, ici.
S’engager en Géopolitique… et l’entreprise dans tout cela ?
Que veut dire s’engager en géopolitique ? Concrètement, et de façon urgente, cela passe par un soutien sans faille à l’Ukraine. Géopolitiser sur l’Ukraine, c’est géopolitiser pour l’Ukraine. La géopolitique est solidaire quand notre futur commun, à tous et toutes, est menacé. Elle doit être aussi force de propositions concrètes et responsables, à l’opposé du relativisme ou du jusqu’au-boutisme. Les options mises sur la table doivent nous ressembler et avoir une chance d’aboutir en pleine maîtrise du processus engagé.
Dans le contexte présent, l’entreprise peut-elle rester « axiologiquement » neutre ? Comment peut-elle embrasser cette nouvelle phase de la mondialisation qui est aujourd’hui largement déterminée par la géopolitique sans être l’otage ou l’agent de déterminants extérieurs ? Ces questions sont largement débattues depuis quelques années et les entreprises s’adaptent à ce nouvel environnement avec les armes qu’on leur façonne et d’autres qu’elles fabriquent in house dans un double processus itératif et incrémental.
Mais sommes-nous sûrs que dans un monde fracturé géopolitiquement « l’entreprise » peut être encore comprise dans une seule et même définition ? Quand nous évoquons l’entreprise, nous pensons l’entreprise en démocratie (4), comme si toutes les entreprises au monde vivaient en démocratie et qu’il s’agissait d’un seul et même « type social » autonome.
Nous savons déjà que certaines, encouragées par leurs donneurs d’ordre politiques, n’ont jamais accepté l’existence d’un terrain de jeu commun (level playing field), dont elles n’ont respecté les règles qu’au cas par cas, et que la quasi-totalité d’entre elles appartiennent à l’espace extra-européen.
L’entreprise en France est démocratique par ce qu’elle est née démocratique. Elle peut et doit devenir géopolitique, elle n’a d’autre choix, mais cette qualité n’est pas innée. Il lui faudra le soutien de femmes et d’hommes géopolitiques pour l’accompagner dans sa transformation.
Laurent Malvezin
(4) Puissante et fragile, L’entreprise en Démocratie, Dominique Schnapper, Alain Schnapper, Odile Jacob, 2020