Commentaire de la tribune de Ivan Krastev, titrée « Committed to Ukraine, for now », 9/11/22, New York Times.
Selon Ivan Krastev, politologue, essayiste et Président du Center for Liberal Strategies à Sofia, « une majorité des Européens sont moralement indignés par la brutalité russe et les récents succès de l’Armée ukrainienne ajoute de l’espoir à l’indignation ».
Au sujet des différentes issues possibles et souhaitables à cette guerre au sein de la maison européenne, Ivan Krastev dresse certains constats et s’interroge. La guerre ne dura pas éternellement et il faut envisager la suite. Mais les souhaits et projections des uns et des autres sont-ils compatibles ? Dans la négative, l’Europe parviendra-elle à éviter la désunion ?
M. Krastev y voit trois groupes de pays et de dirigeants chacun imaginant un futur différent. Il les classe en autant de catégories mentales et morales : les Réalistes, les Optimistes et les Révisionnistes.
Si ces trois camps aspirent tous à la paix, leurs buts de guerre diffèrent.
Les Réalistes, les Optimistes et les Révisionnistes.
Selon la classification de l’auteur les Réalistes, incarnés par le Président Français, souhaiteraient le retour à un certain équilibre stratégique. Les Optimistes, forts du revirement récent du rapport de force sur le terrain à l’avantage de l’armée ukrainienne, se seraient convertis à l’inéluctabilité de la défaite russe. Quant aux Révisionnistes, il composent déjà avec une Russie de l’après-Poutine, une Russie hors d’état de nuire.
Ces différentes « écoles de pensée » sont représentées dans chaque pays, mais les psychés collectives se scinderaient en deux ensembles, schématiquement : l’Europe de l’Est craindrait le plus le retour d’une sphère d’influence russe tandis que les pays à l’ouest de l’Europe un holocauste atomique. Ces points de départ émotionnels prendraient naturellement leur part dans le processus de conceptualisation des options de paix.
Il est toujours souhaitable de disposer d’un maximum d’options réalistes – dans le sens de réalisables -, et la catégorisation que fait M. Krastev nous aide à prendre un peu de distance avec elles et d’interroger les fondements des décisions à venir.
Néanmoins, si l’on souhaite simplifier son propos il ressort non pas trois ou davantage, mais deux grandes attitudes face aux modalités de fin de guerre, dont la ligne de fracture renvoie à deux conceptions bien distinctes en matière de responsabilité politique.
Statu quo ante ou ordre nouveau ?
M. Krastev s’emploie aussi à trouver des passerelles entre ses groupes « Réalistes » et « Optimistes ». Ils partageraient en quelque sorte un même objectif de retour au statu quo ante qui prévalait pendant et immédiatement après la guerre froide. La France, notamment, se présente comme une puissance d’équilibre. Elle partage avec les « Optimistes » la foi dans la logique démocratique qui se veut contagieuse car vertueuse. Pour ces derniers la défaite de la Russie se terminera inexorablement sur le modèle de la désagrégation de l’Empire Soviétique, c’est-à-dire en créant du bon. Réalistes et optimistes flirtent avec la définition d’un certain idéal, un ordre qui se perpétue et se maintient cahin-caha en l’état, mais globalement, il progresse en sous-œuvre.
Les « Optimistes » et les « Révisionnistes » partagent quand à eux une même vision du résultat, naturellement acquis pour ces premiers, nécessitant un coup de pouce pour ces seconds. Mais ils veulent tous deux créer un ordre nouveau, sans la Russie de V. Poutine, et se soucient moins des conséquences que produira cette nouvelle instabilité. Leur projection s’arrête au résultat intermédiaire qui constitue pour eux leur but de guerre. Ils sont pour un changement de régime, spontané ou provoqué.
Nous considérons que les « Réalistes » et « Optimistes » constitue un seul et même groupe, appelons-les les « Modérés ». Ils avancent des bases de résolution de la guerre en Ukraine à l’exacte mesure de leurs moyens, mais aussi de leurs convictions.
Un second groupe rassemble les « Optimistes » et les « Révisionnistes », disons, les « Radicaux », dont la source d’inspiration et les moyens d’action proviennent d’un acteur extra-européen : les Etats-Unis d’Amérique.
Les premiers veulent traiter les symptômes, les seconds « la racine du mal ».
Pour une « paix juste », à défaut de « guerre juste »
Cette carte mentale, pour être une aide à la décision pour la paix doit être non seulement stratégique et psychologique, mais aussi éthique. Après celui de la « guerre juste », nous voyons revenir celui de la « paix juste ».
Bien que le camp des Radicaux apparaisse plus dangereux dans ce qu’il propose, car très aléatoire en termes de visibilité de contrôle du processus engagé, ces deux postures ou visions souffrent d’un même handicap : elles ont de commun de présenter leurs buts de guerre poursuivis à l’aune de l’évolution des rapports de force sur le champ de bataille, ou pire, du récit qu’en fait le Kremlin. Quand Vladimir Poutine menace, les premiers appellent au calme et y voient une impérieuse raison de se mettre rapidement à la table des négociations. Quand son armée recule, les seconds s’engaillardissent et se verraient bien à Moscou pour en finir une bonne fois pour toute.
Doit-on faire la paix avec V. Poutine et composer avec l’existant ou faire la paix sans V. Poutine, mais avec qui ? L’ingrédient différenciant est l’esprit de subversion. Il ne figure pas dans le logiciel européen, du moins dans celui les pays fondateurs de l’UE. C’est davantage celui des Etats-Unis, bien qu’ils aient soutenu autant de dictatures qu’ils aient renversé de dictateurs.
Nous sommes néanmoins d’accord avec la conclusion de M. Krastev quand il conclut que « sans plan de paix, l’Ukraine craindra de se faire trahir par l’Occident, et la Russie de se faire rayée de la carte, ce qui ne peut que conduire à une montée aux extrêmes ».
Laurent Malvezin
Photo Reuters ©